Etats Modifiés de Conscience (EMC) et constructions mentales – 2009
En sciences humaines, pourquoi voulons-nous toujours expliquer ce que nous ne comprenons
pas? La peur et l'angoisse du vide ? La science est toujours en action, donc en mouvement et l'obscurantisme et les superstitions en constituent le pôle dialectique opposé. Mais entre ces extrêmes, pourquoi ne pas accepter un no man's land de phénomènes inexpliqués dans l'état actuel de notre civilisation ? Notre problème est d'arrêter d'observer, d'étudier lorsque cela nous paraît être mystérieux, voire mystique, ce qui sous-entend que des phénomènes comme l'extase, la possession et les apparitions ne pourraient pas être en lien avec notre esprit?
Introduction : beatniks et power flower hippies
"Ce que j'avais tenté dans mon désir de m'arracher à mes racines occidentales pour mieux me fondre dans un univers exotique spirituel équivalait au fond à renoncer avant terme à ma créativité. Pour créer, il faut demeurer dans le monde auquel on appartient."
(Mircea ELIADE[i] )
Vers 1965-1966, dans les pas de Jacques de Kerouac, nous étions des jeunes voyageant partout en stop à la recherché d'un ailleurs qui était au fond de nous mais peut-on le savoir lorsque l'on a 16-17 ans. Très près de cette route beatnik, une nouvelle vague fleurie débarqua de Californie avec une recherche plus axée sur une spiritualité asiatique.
Les motifs étaient similaires : fuir cette société rigide et autoritaire de la consommation naissante et du profit économique généralisé (Jean BAUDRILLARD [ii]) mais les finalités étaient je pense, différentes, nous avions les voyages de par le monde et la communication avec d'autres cultures tandis que les "Hippies", malgré un discours social de changement "Peace and love", étaient le plus souvent des accrocs de la fumette (marihuana) puis de drogues plus hallucinogènes ensuite. Nous étions certes des non-violents utopistes et manifestants contre les oligarchies mais non baba cool comme le hippy à la conscience fumeuse, en quête de rédemption religieuse individualiste, par l'exil sur les routes de Katmandou.
Il n'y a jamais de dichotomie bon/méchant simplificatrice dans la nature humaine, par exemple les méchants colonialistes et les "bons sauvages" à la Jean-Jacques ROUSSEAU. Les yogis, shadous vishnouïstes, gourous, lamas et moines d'Orient ont donc vu débarqué dans leurs ashrams ou monastères ce nouveau type de routards des années 1968 avec un déni inconscient de leur propre imprégnation culturelle (et la fragilité de leur flore intestinale) et un ravissement préformaté pour les cultes et sectes d'Orient. Hare Krisna !
Si nous arrivions à prendre de la distance avec l'ethnocentrisme occidental, nous pourrions alors essayer de concevoir ce que les autochtones pouvaient percevoir de ces nouveaux sahibs. Maintenant encore un "long nez", un blanc qui voyage hors des sentiers battus au tiers-monde ne suscite pas nécessairement de la sympathie car les locaux voient d'abord du fric sur pattes. Trop souvent, le sourire est forcé car l'homme blanc, toubabou ou mondelé est perçu avec les caractéristiques de ce que lui-même veut fuir, le confort éhonté non écologique des sociétés occidentales. Il faut 20 Kg de soja pour fabriquer un kilo de bœuf, nos céréales nourrissent nos troupeaux alors qu'il y a insuffisance alimentaire au tiers-monde.
Pour conserver notre fil rouge des représentations mentales et des états modifiés de conscience, cet engouement oriental était en partie absurde; par exemple, suivre l'enseignement d'un seul gourou, dans une obéissance sans question, c'est favoriser le phénomène sectaire et c'est aussi renier notre culture hellénistique ainsi que l'éclairage des Lumières avec le "savoir dire non !" validé par les droits de l'homme.
Pour comprendre au-delà de nos dogmes libertaires, nous avons suivi plusieurs retraites auprès du moine vietnamien THICH NHAT HANH [iii] (à Dieulivol, dans le Lot en France) pour apprendre la méditation zen. Mais nous y avons vu aussi la kermesse au château de Moulinsart (Tintin) et des activités récréatives de camp de vacances ainsi qu'une pensée parfois désuète et jugeante indigne de nos niveaux en philosophie et en psychologie. Les moines veulent nous apprendre la psychologie mais sans écouter ce que nous psychologues occidentaux avons à dire, une pédagogie de l'inculcation et non de l'échange autoformatif. Toutefois, si nous ne "voulons pas tout, tout de suite" à l'américaine la méthodologie de la méditation zen épurée donc des falbalas religieux bouddhistes est un outil mental non opposé à notre pensée critique. Il est évident que la méditation est une discipline longue et ardue pour domestiquer progressivement notre cerveau à s'arrêter de penser à toutes sortes de futilités. Les Néandertaliens ont cohabité avec les Homo Sapiens, il en a été de même pour la fleur au fusil entre les beatniks et les hippies jusqu'au virage des sectes et des drogues.
Dès les années 1966-68 à New-York, Timothy LEARY annonce sa nouvelle religion : "League for Spiritual Discovery" mieux connue par les initiales d'un acide de synthèse, le LSD. Celui-ci se consomme en léchant un timbre poste, comme une ostie psychédélique, un autre chemin que l'apprentissage lent de la méditation pour atteindre des EMC. Les lécheurs d'acide y arrivent dans l'immédiat et ils en ressortent avec une frustration de dépendance pire que nos assuétudes aux grands vins de France ou d'Italie.
Notons en passant que les EMC n'ont rien de mystérieux, nous faisons naturellement des transes légères de détachement lorsque nous conduisons machinalement notre voiture ou lorsque nous nous détendons dans un bain chaud.
Nous distinguons donc l'hypoactivité mentale du zen des transcendances religieuses qui sont toutes des hyperactivités mentales extatiques avec ou sans drogue ainsi que des religions sans dieu comme le bouddhisme avec une quête d'un Nirvana aussi noir que l'absolu de la mort pour certains alors que pour les bouddhistes virtuoses, le nirvana côtoie le samsara de la vie quotidienne. On ne peut se défaire de sa culture d'origine mais on peut l'enrichir sans pour autant faire des profits économiques ou de l'ethnocentrisme occidental comme oriental. "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie", nous dit l'anthropologue Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques.
La mystique sauvage[iv]
FREUD était un juif athée et cela transparaît dans ses textes où la raison logique domine. Son homologue Jung va plus loin dans ses hypothèses mais apparaît aussi dès lors dans son époque comme moins scientifique. Pour FREUD [v] , le mysticisme est lié avec le narcissisme du sujet et aussi dans le stade qui précède, celui du Moi-Idéal de fusion anténatale avec la mère, avec le sentiment océanique. Dans nos archétypes culturels occidentaux, il y a trois puissances, nous dit JUNG[vi] : la force du Phallus (Dieu le père), la Sagesse du St Esprit et la Beauté de la fille (ou du fils) mais cela ne colle pas avec les autres représentations archétypales de l'humanité. Par exemple, le mandala tibétain est toujours un carré (un palais avec 4 portes), la quatrième porte étant notre réconciliation avec l'ombre, l'obscur, la volonté de vivre. On pourrait ainsi imaginer qu'accepter nos peurs, nos terreurs en enlevant les masques pour regarder non seulement la beauté mais la laideur (des points de vue subjectifs) de l'humanité, c'est en quelque sorte l'accepter avec la cruauté de la nature (le petit de la gazelle à moitié sorti de la matrice et qui est déjà déchiré par les dents et les griffes du guépard). Notre quatrième pilier sans masque est le SELF, l'authenticité sans état d'âme, au-delà de la joie et de la tristesse de SPINOZA avec l'énergie MANA.
Dépressions
Pour le psychanalyste MASSON[vii], les textes indiens des Védas baigneraient la vie mystique dans un climat émotionnel dépressif (souffrance, douleur, impermanence, dépersonnalisation, déréalisation, aspiration à ne plus être,…)Ce n'est pas moi qui suis déprimé, aurait pu dire le BOUDDHA, c'est la réalité qui est déprimante. Nous retrouvons cette ambiance morose dans la clinique, notamment la psychose maniaco-dépressive, symptôme de mécanisme de défense vis-à-vis de traumatismes affectifs de la petite enfance.
Les mystiques en tant qu'individus seraient des névrosés qui se servent de l'imaginaire religieux ambiant (c'est-à-dire de la culture locale de l'époque) pour une reliance au monde malgré la misère de leur petite enfance et pour conserver une participation minimale à la vie sociale. En Inde, il y a aussi les éléments consolateurs des vies antérieures et la métempsycose de la réincarnation inlassable et si, l'on a un très bon karma de son vivant (une vie de saint), peut-être le nirvana ou extinction totale selon le principe du même nom de Freud.
MASSON évoque un quatrième critère des "formations réactionnelles" celui de la joie brève mais éclatante de l'extase. Cette joie excessive peut être la dénégation de l'angoisse mais cette émotion peut aussi être celle du chercheur qui trouve (Euréka !).
Notons qu'une personnalité borderline dépressive n'est pas pour autant en dépression (selon Janet) mais, devant une lucidité dépassant celle des personnes ordinaires conformistes, peut évoluer vers le mysticisme ou son opposé la philosophie pessimiste. Nuançons la béatitude : lors d'une troisième retraite de méditation zen d'une semaine, j'ai rencontré un jeune homme qui était émerveillé de toutes les coïncidences et coincé des zygomatiques dans l'archétype des béats souriants. Je sais bien que je ne suis qu'une vague éphémère d'une vie qui retournera un jour à l'océan mais cela ne me réjouit nullement, je n'ai pas de sentiment océanique, je veux vivre l'instant ici et maintenant.
Douleurs et souffrance
Par commodité, nous n'abordons ici que des douleurs physiques en laissant entre parenthèses les souffrances psychiques et mentales car trop en dépendance avec nos représentations.
La douleur est monotone dans sa structure et se donne à voir dans son intensité variable et ses rythmes de croissance ou de plateau (vive ou sourde, intermittente, fulgurante, continue,…). Elle est liée par une stimulation localisée au début à son endroit de perception (pressions, piqûres, tensions, frottements,…) puis cette localisation précise a tendance à s'estomper lorsqu'elle croit en intensité. La douleur commence donc par une sensation mais elle se heurte à l'opposition de l'entité qui se raidit contre elle, la refuse en vain. La douleur est donc une lutte entre le corps et un envahisseur hostile avant de s'y résigner. Notons, quel que soit le mal, qu'il y aura une composante psychique engrammée dans le cerveau. Par exemple, un bon vivant souffrant de la goutte (cristaux d'azote) au gros orteil et amputé de la jambe à la suite d'un accident continuera à souffrir de la goutte même s'il accepte le fait qu'il est unijambiste. Le terme souffrance en français est plus limpide étymologiquement : "subir passivement", "endurer", "supporter".
Le douloureux donne lieu à un refus de l'entité car il indique à moyen terme la mort. Pour Epicure, il faut distinguer les désirs-envies (façon Freud, c'est-à-dire qui sont des désirs toujours insatisfaits car une fois que l'on possède l'objet de son envie, il n'a plus de charme et on aspire à un autre désir) et les besoins qui eux participent à notre survie (respirer, boire, manger,…); autrement dit, tout ce qui va vers la destruction de notre être, de notre volonté de vivre est "mauvais".. La douleur est un avertissement halluciné de la propre mort de la monade intérieure et dramatisé par notre conception linéaire du temps. On a deux fois plus mal lorsque l'on se tracasse à propos de notre douleur, dit un dicton.
Mais qu'est-ce que l'entité personnelle, la personnalité en regard de la vie en général. Nous sommes cristallisés dans notre esprit en une monade alors que nous évoluons dans les bourrasques des forces naturelles et cosmiques. Qu'est-ce qu'une douleur du corps propre de la fourmi lorsqu'un ras de marée ou un glissement de terrain en fait disparaître des milliers ? Nous évaluons notre douleur dans notre moi incarné dans notre forme et notre conscience. Si nous distinguons avec SHIVA, la forme Moi et le vivant, on peut alors dire que ce dernier demeure un et indivisible lorsqu'il affirme la vie contre l'entropie environnementale.
Notre conscience de soi est un amour narcissique irréfléchi et sans limites. Le sujet se préfère au reste de l'univers et les autres peuvent ainsi être considérés comme des matériaux à exploiter par le sujet pour lui éviter de périr avant l'heure.
Etats modifiés de conscience
Une bouffée d'angoisse peut saisir le mystique, le plonger dans la stupeur et l'effroi du réveil de sa somnolence quotidienne puis le relais antidouleur va être pris par le ravissement extatique (apparitions, voix, changement de l'environnement, etc.). Après l'extase, le sujet retombe dans un détachement mélancolique, un désenchantement du monde et un attrait pour l'ascétisme religieux couplé à un désinvestissement libidinal.
L'ivresse psychédélique du LSD peut provoquer un EMC tout comme des facteurs naturels : privation sensorielle, isolement d'une retraite, ennui, hypnose de l'autoroute, lavage de cerveau, hystérie de groupe, orgie, panique, prière assidue, concentration sur une tâche, méditation sur un mantra, jeune, insomnie, danse, apparition. On pourrait classer ce listing non exhaustif entre les phénomènes de vidange de la conscience (monotonie de la tâche) et son contrôle, la mobilisation totale de la conscience sous l'emprise d'une situation de danger.
Les EMC peuvent s'accompagner de caractères parapsychologiques comme l'état de transe, la "sortie du corps", l'impression de dédoublement, les hallucinations, le copain invisible soit les personnalités multiples.
Les personnes qui tombent inopinément dans un EMC ne cherchent qu'à regagner la berge la plus proche; alors que ceux qui ont provoqué en eux l'EMC restent dans cet élément pour l'explorer et mobiliser les énergies vitales. Avec l'éclairage de la psychopathologie, on peut constater des symptômes hystériques chez de nombreux mystiques doués pour l'extase avec des douleurs fantômes OU au contraire des endroits du corps insensibles à la douleur (hyperesthésie des possédés), des contractures et des paralysies sélectives (repris didactiquement dans la forme des masques de certaines ethnies africaines).
La parole et la marche sont altérées, on peut trouver une anorexie prolongée, des hallucinations ou des paroles dans la tête (parfois des chants d'oiseaux).Certains hyper cérébraux et donc grands mystiques vont jusqu'à développer les stigmates du Christ en croix.
Madeleine est une malade traitée pendant cinq ans (1896-1901) par Pierre JANET [viii] à La Pitié-La Salpêtrière de Paris, d'une grande dévotion avec des moments extatiques et souffrant de contractures (elle marche sur la pointe des pieds).
JANET s'intéresse à son discours (écrit, oral et corporel) constitué par un mélange d'effusions lyriques et d'aspects délirants puérils. JANET parle d'énergétisme psychique (comme JUNG) et notamment de déficit énergétique à la synthèse mentale. Il élabore le concept de "tension psychologique" dont l'absence inhibe la réalisation correcte d'une conduite.
Madeleine passe de façon cyclique par cinq stades : un état
- d'équilibre (la normalité)
- de consolation (catatonie, joie puis extase),
- de torture, souffrance morale (Satan cherche à la violer),
- de sécheresse, d'ascétisme (peur du plaisir),
- de tentation (marcher sur la pointe des pieds pour arriver à la lévitation).
Pour Janet, la psychasthénie est une atrophie du sens social. Madeleine s'interdit toute satisfaction sexuelle mais le refoulé fait retour dans son discours avec, pour décrire ses extases, un langage au contenu sexuel latent. Madeleine est inhibée par l'action, alors elle s'enferme dans ses pensées. Son ravissement est une manipulation de sa propre pensée plutôt que d'agir. Elle renonce à intervenir dans le monde extérieur, l'affectivité immobile au lieu de l'action. Pour elle, l'extase est une "économie libidinale" plus facile. JANET ne considère pas le plaisir ou la douleur à l'état pur mais l'affectivité en mouvement, celle qui lance l'action et constamment de nouveaux objectifs. Pour lui, les sentiments (non les émotions) sont des régulateurs d'action.
Le classement de FISCHER
Edgar MORIN [ix] rejoint le psychologue Pierre JANET en citant dans son ouvrage "La connaissance de la connaissance" la cartographie des états méditatifs et extatiques de FISCHER. A l'état de veille normale, notre cerveau peut être en routine journalière (légèrement excité) ou en relaxation. Si on poursuit la voie de l'excitation cérébrale, nous aurons alors une sensibilité plus fine pouvant conduire à la créativité artistique (le masque) mais parfois, si l'on n'y prend garde, à l'anxiété (angoisse). L'état de surexcitation suivant peut donner des hallucinations voire des états schizophréniques, autistiques allant jusqu'à la catatonie comme le montre l'hébétude de certains masques LEGA, puis au "rapt mystique" de l'extase religieuse dont Sainte Thérèse d'Avila est le modèle type dans notre culture.
Sur le chemin inverse, si nous cultivons le calme profond par la méditation zazen, nous pouvons aller vers une hypoactivité cérébrale comme les fakirs yogi. La méditation zen est une autre démarche pour atteindre une fondation psychologique mais elle peut aussi être dangereuse pour les dépressifs. La première phase est Samatha, la détente, le relâchement, le lâcher-prise : essayer de ne plus penser mais sentir. La seconde phase est Vipassana, il s'agit de se concentrer sur un point précis, une sorte de contemplation non hystéroïde, une fusion avec ce qui nous entoure sans le sentiment océanique. Si nous sommes en développement personnel, deux chemins sont alors possibles : lever la tête et contempler le vide du cosmos avec la sérénité de faire partie de l'ensemble ou baisser la tête, voir un trou profond (le vide) et y tomber si nous sommes dans un état dépressif ! Le SAMADHI du Yoga est le summum de cette hypoactivité. Notons à partir de FISCHER que les extrêmes se rejoignent par un anneau de Moëbius où l'on peut enlever ses masques pour être soi-même dans l'authenticité de l'instant.
Nous pouvons percevoir fugitivement, par la voie spirituelle ou son contraire, la volonté de vivre sans masque c'est-à-dire sans sens, sans raison d'être que la vie en elle-même mais bien vite pour notre survie mentale représentative, le couvercle retombe et nous saurons dans notre mémoire que nous avons perçu les quatre piliers mais très vite nous aurons remis le masque.
En résumé avec Georges LAPASSADE [x] , les EMC comme phénomènes ont six critères communs : rupture du cours ordinaire des pensées, flou avec l'environnement quotidien, angoisse, sentiment d'un autre espace-temps et émerveillement, retour impromptu dans la "réalité", réadaptation difficile aux conditions ordinaires.
Les EMC recoupent trois idées forces interdépendantes :
· La perception d'une autre réalité moins terne que l'existence sociale et le monde sensible,
· Les contingences de nos vies répétitives et sans repère dans une finalité qui nous échappe (au-delà du "bon et mauvais"),
· La conscience fraternelle d'un seul et même élan vital, avec des émotions partagées dans l'humanitude mais aussi par extension à tout le monde vivant.
Les conditions nécessaires mais non suffisantes sont :
- une fragilisation de l'être lié à une maladie, une opération, une épreuve de vie, une crise,
- une résilience face à cette défaillance des mécanismes de défense permettant une diffraction de la conscience,
- une préparation par un soutien de groupe (transe) ou de la prise de plantes psychotropes ou encore par une méditation longue,
- la liquéfaction de la pensée conceptuelle,
- l'interprétation post-expérience dans l'ordre du psychoculturel et des déterminismes sociaux de la personne.
Le lâcher prise et la joie du sage
Notre conscience d'être un élément microscopique de l'univers participe de notre intellect raisonnant en lien avec les affects et le corps : nous avons toujours une représentation intellectuelle ET émotionnelle de notre univers (non limité à un Dieu anthropomorphe qui n'aurait d'autre activité que celle d'écouter inlassablement nos prières mesquines). Nous étions ce cosmos lorsque nous ignorions le monde extérieur à notre moi-peau (ANZIEU[xi] ) au stade intra-utérin, auquel les suicidaires aspirent de façon inconsciente. Il reste des traces de ce passage évolutif dans notre inconscient, je fais l'hypothèse que les grands mystiques doivent mieux conserver en mémoire une ouverture de leur histoire prénatale. Un Moi moins délimité que celui de notre confrontation aux autres et aux déterminismes sociaux mais, au contraire, sans nécessairement de déité ajoutée, une sensation océanique qui les relie au grand Tout.
Les sentiments (joie, tristesse,…) sont des moteurs qui tendent à réguler les efforts par homéostasie (équilibre), un feed-back d'autorégulation qui est déréglé chez le malade mental; les ravissements énormes sont incongrus, nous dit JANET[xii].
La joie est fonctionnelle, elle procure à l'énergie psychique mobilisée et non entièrement dépensée une sorte d'exutoire. Chez les perturbés de l'humeur, cette joie vient à vide, pour elle-même comme si elle constituait une fin en soi, donc une joie déplacée annonciatrice de défaites ou de désillusions car il n'y a aucune victoire dans cette réjouissance (pas même un magnifique coucher de soleil) mais un gaspillage des forces.
La joie du zen est différente de celle du mystique. Lorsqu'une personne est en état d'extase, de pure félicité, elle est transportée dans son "bonheur" et les souffrances passées ou à venir, pour elle comme pour les autres, ne sont plus domaine de la conscience : "tout est bien !". La personne en transe extatique s'arrache au monde, au temps et à son individualité ainsi qu'au social et à ses atrocités (génocides par exemple).
Par contre, dans les états non paroxystiques, paradoxe de la vie affective, la joie ne se laisse pas réduire à un état d'âme flash dans un être lui-même éphémère. La joie du sage se passe aussi de mots (le doigt du Bouddha montrant la lune), elle résonne avec la compassion et le bien des autres humains, donc est engagée contre son pôle antagoniste du mal, de la souffrance et de la négation des autres. La joie est sans discours mais non pas sans la conscience du malheur des êtres, la vie affective concrète se déploie sur l'interaction entre la joie et son fantôme.
Lorsque nos sociologues et philosophes occidentaux comme LAPASSADE, SCHOPENHAUER[xiii] ou NIETZSCHE[xiv] se sont intéressés à la pensée orientale du bouddhisme pour virtuoses, ils n'ont pas perçu que les deux pôles (l'extase et le samadhi) coexistaient aux extrémités de cette bande de Moëbius du schéma de Fischer comme dans l'espace courbe de l'oméga. En effet, certains croyants bouddhistes par exemple peuvent répéter des milliers de fois le mantra "Om Mané Padmé Oum" et entrer en transe puis en extase mystique et découvrir la joie excitée et éphémère de la sortie du monde alors qu'à l'opposé, des moines se taisent, lâchent prise, observent et découvrent parfois la joie simple et permanente de l'entrée dans le monde, ils sont alors le monde.
Jean-Marie LANGE,
09.09.2009.
(1ère partie EMC et hypnose, 02.01.2002)
[i] ELIADE M., Mémoires I. Les promesses de l'équinoxe, Paris, Gallimard, 1980, p. 281.
[ii] BAUDRILLARD J., La société de consommation, Paris, Gallimard, 1979.
[iii] THICH NHAT HANH, Transformation et guérison, Paris, A. Michel, 1997.
[iv] HULIN Michel, La mystique sauvage, Paris, PUF, 1993.
[v] FREUD Sigmund, L'homme Moïse et la religion monothéiste, trois essais, Paris, Gallimard, 1989.
FREUD S., Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1989.
FREUD S., L'avenir d'une illusion, Paris, PUF, 1991.
[vi] JUNG C.C., L'homme à la découverte de son âme, Genève, du Mont Blanc, 1970.
JUNG C.G., Métamorphoses de l'âme et ses symboles, Paris; Livre de Poche/Références, 1996.
JUNG C.G., Dialectique du Moi et de l'Inconscient, Paris, Gallimard, 1981
JUNG C.G., L'Energétique psychique, Paris, Le Livre de Poche, 2003.
JUNG C.G., Commentaire sur le Mystère de la fleur d'or, Paris, Albin Michel, 2003.
JUNG C.G., Psychologie du yoga de la Kundalinî, Paris, Albin Michel, 2005.
JUNG C.G. & KERENYI C., Introduction à l'essence de la mythologie, Paris, PBP, 2005.
MOACANIN R., C.G. JUNG et la sagesse tibétaine, Paris, Le Relié, 2001.
[vii] MASSON J. M., The oceanic Feeling, The origins of Religious Sentiment in Ancient India, Dordrecht (Holland), D. Reidel, 1980.
[viii] JANET Pierre, De l'angoisse à l'extase, Paris, Alcan, 1926.
[ix] MORIN E. Le vif du sujet, Paris, Seuil, 1969.
MORIN E., Science avec conscience, Paris, Points Sciences, 1990.
MORIN E., La méthode, tome 1, La nature de la nature, Paris, Points, 1981.
MORIN E., La méthode, tome 2, La vie de la vie, Paris, Points, 1985.
MORIN E., La méthode, tome 3, La connaissance de la connaissance, Paris, Points, 1992.
MORIN E., La méthode, tome 4, Les idées des idées, Paris, Points, 1994.
MORIN E., La méthode, tome 5, L'humanité de l'humanité, Paris, Seuil, 2001.
MORIN E., La méthode, tome 6, Ethique, Paris, Seuil, 2004.
MORIN E., La tête bien faite, Paris, Seuil, 1999.
MORIN E., Les 7 savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Paris, Seuil, 2000.
[x] LAPASSADE G., Les Etats Modifiés de Conscience, Paris, PUF, 1987.
[xi] ANZIEU D., Le Penser, Du Moi-peau au Moi-pensant, Paris, Dunod, 1994.
[xii] JANET Pierre, De l'angoisse à l'extase, Paris, Alcan, 1926 : " C'est ainsi qu'unipolaire en droit, la joie devient bipolaire en fait. En un sens, cette discrépance du fait et du droit – qui constitue toute la substance du mal – ne peut être qu'apparence. Mais la ténacité de cette apparence équivaut dans les faits à une réalité à part entière car, une fois constituée, elle structure toute sensibilité humaine, lui conférant un caractère irrécusablement dichotomique. Elle n'a donc de chance d'être surmontée, en tout état de cause, que démontée dans son mécanisme et éclairée dans sa genèse.(…) On pose la question du mal à l'intérieur du champ mental déjà structuré par les fausses évidences de la dichotomie bon/mauvais. Nous nous efforçons ici, au contraire, de ressaisir le sens du mot à l'état naissant."(p.207)
[xiii] SCHOPENHAUER A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 2003.
[xiv] NIETZSCHE Friedrich, L'Antéchrist suivi de Ecce Homo, Paris, Folio, 2008 :" Le bouddhisme est la seule religion positiviste qui nous montre l'Histoire, et même dans sa théorie de la connaissance (un strict phénoménisme) – il ne dit plus : "guerre au péché", mais, rendant à la réalité ce qui lui est dû : "guerre à la souffrance". Il a déjà laissé derrière lui – et c'est ce qui le différencie radicalement du christianisme – l'automystification des conceptions morales; il se trouve, pour employer mon langage, outre bien et mal.
Les deux faits physiologiques sur lesquels il repose et qu'il ne perd jamais de vue sont : premièrement une hyperexcitabilité de la sensibilité; qui se traduit par une aptitude raffinée à la souffrance, puis un caractère hyper cérébral, une trop longue existence parmi les abstractions et les opérations logiques, au cours de laquelle l'instinct personnel a été désavantagé au profit de l'"impersonnel". En raison de ces conditions physiologiques, une dépression s'est créée : c'est contre elle que le Bouddha prend des mesures d'hygiène."(p.30-31)
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